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Article : [197] - Molière et le tabac


jeudi 22 juillet 2004

Par Annelyse Mandon

L’interrogation portait sur la signification de la tirade sur le tabac de Sganarelle, ouverture apparemment gratuite de la pièce Dom Juan.
Le contexte historique est celui de la découverte de l’utilisation pharmaceutique du tabac, qui suscite un véritable engouement avant sa condamnation religieuse et le monopole d’état par Colbert.
La lecture du texte comme un faux éloge, une condamnation ironique du tabac n’est-elle pas anachronique ? S’agit-il pour Molière (qui interprète le rôle) de provoquer les dévots, de faire de la propagande pour Colbert en échange de faveur et protection ?

Synthèse mise en ligne par Valentine Dussert.

S’agit-il ou non d’une critique du tabac ? Les avis divergent...

  On peut rattacher cet éloge à la vieille tradition de « l’éloge paradoxal » qui n’est souvent qu’un jeu rhétorique. Toutefois cette tirade doit être mise en parallèle avec les autres faux éloges de la pièce (l’inconstance I, 2 et l’hypocrisie V, 2) : le tabac serait en fait quelque chose d’inacceptable.

  Dans L’Eloge paradoxal de Gorgias à Molière (PUF, 1997), au chapitre « L’éloge paradoxal dans l’Å“uvre de Molière », P. DANDREY résume la première partie de son ouvrage Dom Juan ou la critique de la raison comique (Champion, 1993) consacré « Ã  l’étude de la tradition pseudo-encomiastique mise en Å“uvre dans la texture de cette comédie ». A propos de cet « Ã©loge facétieux et virtuose du tabac qui s’inscrit dans la lignée des boniments de harangueur » prononcé par Sganarelle, il explique que Molière a pu « verser dans ce court panégyrique [...], forme burlesque d’éloge des plantes bienfaisantes, quelques traits de ces ‘compliments’ qu’il était courant d’adresser au public d’une comédie, du moins avant les années 1670 où l’usage parisien semble avoir affadi l’éloquence des harangues ».

  Les dévots condamnaient l’usage du tabac (à priser bien sûr) dont la vente avait été interdite par Louis XIII ; mais l’interprétation « actuelle » d’une critique du tabac est un contresens car rien n’établissait la nocivité du tabac auquel on prêtait plutôt des vertus curatives, et même « conviviales » (comme le dit la tirade) : très à la mode, il était censé donner de l’esprit ! Molière n’est donc pas « politiquement correct », mais son ironie s’exerce tout de même, plutôt contre Sganarelle...

Une « exposition » des personnages et des enjeux de la pièce

L’opposition aux dévots et le libertinage

  Il s’agit d’une tirade libertaire, puisque les dévots avaient condamné l’usage du tabac : cette entrée permet de situer les personnages dans une atmosphère u peu sulfureuse, évoquant le libertinage.
  On peut lire dans cet éloge du tabac une description métaphorique de la figure de l’honnête homme tel qu’il était compris au XVIIe siècle, donc l’inverse de Don Juan ; ou plutôt penser que Sganarelle présente sa conception de la société : il vit de menues compromissions, menus profits, voire clientélisme, respecte la morale ambiante... dans une sorte de vision dégradée de « l’honnête homme », au contraire de son maître qui va faire exploser ce monde et en périr...

Une exposition du caractère de Sganarelle

  La tirade montre le goût de l’ordre et de la paix de Sganarelle.
  Elle montre également le valet singeant son maître (comme il le fera plus tard notamment à l’acte III où son raisonnement se cassera la figure...), pontifiant, instaurant une supériorité immédiate sur Gusman qui ignore tout de Don Juan et de ses pratiques... C’est ainsi, à l’avance, une parodie de l’éloge de l’inconstance par Don Juan à la scène suivante.
  D’autre part la tirade permet de montrer le ridicule de Sganarelle : usage des mots virtuose, mais qui tourne à vide. Si Sganarelle fait l’éloge de la sociabilité, une tabatière en main, offre-t-il pour autant du tabac à Gusman ? Question à poser pour jouer la scène, et il semble plus drôle qu’il n’en offre pas : d’une part on rit de Gusman qui court après le tabac sans en avoir, d’autre part on comprend d’emblée que le discours est une tromperie, car Sganarelle ne met pas en pratique ce qu’il dit (nous sommes bien dans Dom Juan)...

L’Interprétation de M. SERRES dans Le Parasite : un éloge de l’échange gratuit auquel Don Juan va s’opposer

  Selon M. SERRES, l’exorde « poserait le principe de la sociabilité et de l’échange auquel manque Don Juan ». En effet, l’éloge insiste surtout sur les vertus sociales du tabac. Celui symbolise la loi de l’échange (les 3 D : don, dette, désir) comme le montre ce passage de la tirade : « Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droit et à gauche, partout où l’on se trouve ? ». On devient vertueux, honnête homme, « par l’offrande avant le souhait, par le don qui anticipe la demande, par l’acceptation et le retour ». Même s’il joue le jeu du don désintéressé avec M. Dimanche (« Je suis à vous de tout mon cÅ“ur » IV, 3), en réalité Don Juan ne veut pas se plier à la loi du tabac et refuse l’impératif social de l’échange symétrique : il n’échange jamais et n’est qu’un prédateur ; s’il lui arrive de donner, c’est sans contrepartie (au pauvre en III, 2). M. SERRES conclut en présentant Don Juan comme « le premier héros de la modernité » en tant qu’il est un « observateur scientifique de la société ». En se mettant hors des circuits de l’échange (du tabac, des femmes, des rôles sociaux, de l’argent), il casse le jeu et révèle l’hypocrisie de l’échange primitif, le non-dit de l’échange qui n’est jamais gratuit, réciproque mais intéressé.

L’hypothèse d’un « vrai » éloge... du théâtre

  La tirade peut être un éloge crypté du théâtre lui-même, tout aussi condamné par les dévots. Le message est clair en remplaçant toutes les occurrences de « tabac » par « théâtre », et la mention d’Aristote confirme cette analyse, d’autant qu’on peut relever une allusion à la théorie de la catharsis : comme le tabac « purge » les cerveaux, le tabac « purge » les passions. Cet éloge permet alors un pacte de complicité au début d’une pièce si controversée.


Ce document correspond à la synthèse de contributions de collègues professeurs de lettres échangées sur la liste de discussion Profs-L ou en privé, suite à une demande initiale postée sur cette même liste. Cette compilation a été réalisée par la personne dont le nom figure dans ce document. Ce texte est protégé par la législation en vigueur. Fourni à titre d’information seulement et pour l’usage personnel du visiteur, il est protégé par les droits d’auteur en vigueur. Toute rediffusion à des fins commerciales ou non est interdite sans autorisation.

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