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Article : [285] - Des eunuques et des Noirs chez Montesquieu


samedi 16 avril 2005

Par Anne Archer

A diverses reprises s’est posée la question de l’interprétation d’une phrase issue du texte de Montesquieu « De l’esclavage des nègres » dans De l’esprit des lois.
Voici la phrase : « Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité que les peuples d’Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une façon plus marquée. »
On trouvera ici l’ensemble des contributions de la liste à ce sujet. L’auteur de la synthèse a pris soin de spécifier à chaque fois le nom du contributeur et la date de son intervention.
Pour de plus amples détails, les abonnés de la liste pourront se référer aux archives en fonction des dates indiquées (N.B. : suite à une coquille, l’intitulé du fil de discussion est "escalvage").
Synthèse mise en ligne par Corinne Durand Degranges

« les peuples d’Asie, qui font des Eunuques, privent toujours les noirs (...) d’une façon plus marquée »

En ce qui concerne ce segment de phrase, il semblerait, d’après la grosse majorité des réponses que ceci fasse référence au mode de castration différent, en orient, selon que les eunuques étaient blancs ou noirs. Voici les trois réponses les plus informatives :

(Yves Bomati, nov. 98)
Je n’apporterai que des informations précises sur la source de la connaissance des mÅ“urs asiatiques relatives aux eunuques (Montesquieu et Voltaire s’en servent apparemment). En effet, je viens de publier avec un ami iranien un ouvrage chez Perrin intitulé Shah Abbas, empereur de Perse, 1589-1629 (auteurs Houchang Nahavandi et Yves Bomati). Ce shah par son modèle de gouvernement est à la source des récits de Chardin et de Tavernier, et donc a inspiré de très près les Lettres persanes et le goût des comparaisons exotiques du XVIIIe siècle.
A la page 44, nous avons écrit, avec inclusion de citations de Tavernier :
« Le harem est gardé par deux types d’eunuques, les blancs et les noirs. Les premiers « ne s’approchent guère des femmes, mais sont commis à la garde des premières portes du harem ». Quant aux seconds, « affreux de visage et coupés à net », ils en surveillent l’intérieur. Il semblerait en effet que chez les Ottomans, comme chez les Chinois d’ailleurs, et à la différence des Persans, les eunuques, bien que castrés, puissent encore honorer les femmes du harem (cf. Philippe Mansel, Contantinople, p.19 : « En général, on leur avait coupé les testicules, pas le pénis »).
Ainsi, d’après les informations dont disposent les écrivains du XVIIIe siècle, le modèle est le harem persan où l’eunuque noir, à la différence de l’eunuque blanc, ne pouvait honorer les femmes du harem, pour des raisons de chasse gardée du souverain, de certitude que les enfants étaient tous de la même origine royale ou aristocratique (dans le cas d’un harem de gouverneur ou autre).

(MLB, fév. 01)
En fait, il y avait deux façons de « faire des eunuques ».
On pouvait se « contenter » de l’amputation des testicules ; c’est ce qui se pratiquait en Europe ; les castrats conservaient néanmoins leur membre viril, et parfois la possibilité de s’en servir... C’est l’exemple célèbre de Farinelli. Ils étaient alors très recherchés par les dames.
Pour les sérails, on avait besoin d’eunuques totalement impuissants. C’étaient généralement des Soudanais que l’on, vous noterez le bel euphémisme, « rasait à plume », c’est-à-dire qu’on les castrait totalement (ils étaient ainsi « privés du rapport qu’ils ont avec nous »), et que, pour qu’ils puissent uriner pendant la cicatrisation, on leur posait une plume !!! (La plupart de ces malheureux mouraient avant !

(F. Gorczyka, fév. 01)
Je vous propose l’interprétation suivante suggérée par la lecture de Porporino de D Fernandez. Dans ce roman consacré aux castrats il apparaît que l’ablation des organes sexuels est d’une ampleur variable et peut ne porter que sur la capacité de reproduction sans atteindre la faculté de faire l’amour. Montesquieu évoquerait donc une privation plus radicale.

« le rapport qu’ils ont avec nous »

En ce qui concerne l’interprétation de ce GN, les avis sont partagés :
  Sept des neuf réponses qui se prononcent sur le mot « rapport » suggèrent qu’il s’agit du rapport sexuel.
  Deux réponses suggèrent qu’il s’agit d’une périphrase reprenant le mot « humanité ».

(Yvon Joseph, nov. 98)
Les Asiatiques, qui pratiquent la castration, castrent les Noirs en les mutilant davantage que les êtres d’une autre couleur (qu’ils castrent).
Cette castration davantage mutilante ne se comprend que parce qu’elle s’exerce sur des êtres qui ne sont pas des hommes et dont on ne se soucie guère. L’idée que la couleur de la peau constitue l’essence de l’humanité est donc bien évidente : la castration spécifique que pratiquent les Asiatiques sur les Noirs est en effet la meilleure preuve de l’inhumanité de ces mêmes Noirs. Pardonnez la lourdeur de la reformulation. Elle aura du moins le mérite, je crois, de mettre en valeur le mode de raisonnement de Montesquieu qui recourt ici à une forme d’enthymème par troncation, que l’on pourrait reformuler schématiquement ainsi :
1) Les Asiatiques sont plus violents envers les Noirs.
2) Or, il est inconcevable que l’on soit violent envers des hommes.
3) Donc les Noirs ne sont pas des hommes.

(Anne Archer, fév. 01)
A mon avis, le GN « le rapport qu’ils ont avec nous » reprend le nom « humanité ». Je suis conduite à cette interprétation par l’objectif de l’argument et trois raisons grammaticales (l’emploi du déterminant défini singulier, l’emploi du présent de vérité générale, l’emploi du pronom « nous »). En effet, ce que veut prouver l’argument, c’est que les noirs ne sont pas des hommes, alors que « nous » (les esclavagistes clairs de peau), nous sommes des hommes. La castration plus totale que les orientaux font subir aux noirs à cause de la couleur de leur peau montre bien qu’ils ne les considèrent pas comme des hommes, puisqu’ils leur enlèvent les attributs des hommes, au sens viril du terme.

Divers
Quelques réponses fournissent des considérations sur la taille des sexes, qui selon la tradition populaire seraient plus gros chez les noirs que chez les blancs d’où la nécessité de castrer davantage.
Plusieurs collègues pensent que ce texte de Montesquieu est bien difficile pour des lycéens, et qu’il vaudrait mieux peut-être s’abstenir.

Synthèse à consulter
  Montesquieu, « De l’esclavage des nègres » (324)


Ce document correspond à la synthèse de contributions de collègues professeurs de lettres échangées sur la liste de discussion Profs-L ou en privé, suite à une demande initiale postée sur cette même liste. Cette compilation a été réalisée par la personne dont le nom figure dans ce document. Ce texte est protégé par la législation en vigueur. Fourni à titre d’information seulement et pour l’usage personnel du visiteur, il est protégé par les droits d’auteur en vigueur. Toute rediffusion à des fins commerciales ou non est interdite sans autorisation.
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