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Kafka - Citations de Kundera, l'art du roman, ch 5


Par Hélène Brunel | Mis en ligne le 21-04-2005

Citations extraites de L'Art du roman de Milan KUNDERA, 1986.
Chapitre 5 « Quelque part, là-derrière »
1
Mon ami, Joseph Skvorecky, raconte dans un de ses livres, cette histoire vraie :
Un ingénieur praguois est invité à un colloque scientifique à Londres. Il y va, il participe à la discussion et il rentre à Prague. Quelques heures après son retour, il prend dans son bureau Rude Pravo – le quotidien officiel du Parti – et là il lit : Un ingénieur tchèque, délégué à un colloque à Londres, après avoir fait devant la presse une déclaration où il a calomnié sa patrie socialiste, a décidé de rester en Occident.
Une émigration illégale jointe à une telle déclaration n'est pas une bagatelle. Cela vaudrait une vingtaine d'années de prison. Notre ingénieur ne peut pas en croire ses yeux. Mais l'article parle de lui, il n'y a pas de doute. Sa secrétaire, en entrant dans son bureau, est épouvantée de le voir : Mon Dieu, dit-elle, vous êtes rentré ! Ce n'est pas raisonnable ; vous avez lu ce qu'on a écrit sur vous ?
L'ingénieur a vu la peur dans les yeux de sa secrétaire. Que peut-il faire ? Il se précipite à la rédaction de Rude Pravo. Là, il trouve le rédacteur responsable. Celui-ci s'excuse, effectivement, cette affaire est vraiment gênante, mais lui, le rédacteur, n'y est pour rien, il a reçu le texte de cet article directement du ministère des Affaires Etrangères.
L'ingénieur se rend donc au ministère. Là , on lui dit, oui, certainement, il s'agit d'une erreur, mais eux, au ministère, ils n'y sont pour rien, il ont reçu le rapport sur l'ingénieur de leur service secret à l'ambassade de Londres. On lui dit, non, un démenti, ça ne se fait pas, mais on l'assure que rien ne peut lui arriver, il peut être tranquille.
Mais l'ingénieur n'est pas tranquille. Au contraire, il se rend compte très vite qu'il est tout à coup strictement surveillé, que son téléphone est sur écoute, qu'il est suivi dans la rue. Il ne peut plus dormir, il a des cauchemars jusqu'au jour où, ne pouvant plus supporter cette tension, il prend beaucoup de vrais risques pour quitter illégalement le pays. Il est devenu un émigré pour de bon.

2 L'histoire que je viens de raconter est une de celles que l'on appellera sans hésitation kafkaïennes. (…)
Mais qu'est-ce donc que le kafkaïen ?
Essayons d'en décrire quelques aspects :
L'ingénieur est confronté au pouvoir qui a le caractère d'un labyrinthe à perte de vue. Il ne parviendra jamais au bout de ses couloirs infinis et ne réussira jamais à trouver qui a formulé la sentence fatale. Il est donc dans la même situation que Joseph K. face au tribunal ou l'arpenteur K. face au château. Ils sont tous au milieu d'un monde qui n'est qu'une seule, une immense institution labyrinthique à laquelle ils ne peuvent pas se dérober et qu'ils ne peuvent comprendre.
(…) Chez Kafka, l'institution est un mécanisme obéissant à ses propres lois qui ont été programmées on ne sait plus par qui ni quand, qui n'ont rien à voir avec des intérêts humains et qui sont donc inintelligibles. (…) Dans le monde kafkaïen, le dossier ressemble à l'idée platonicienne. Il représente la vraie réalité, tandis que l'existence physique de l'homme n'est que le reflet projeté sur l'écran des illusions.
Raskolnikov ne peut supporter le poids de sa culpabilité, et, pour trouver la paix, il consent volontairement à la punition. (…) Chez Kafka, la logique est inversée. Celui qui est puni ne connaît pas la cause de la punition. L'absurdité du châtiment est tellement insupportable que, pour trouver la paix, l'accusé veut trouver une justification à sa peine : le châtiment cherche la faute. (…) Ne sachant pas de quoi il est accusé, K., dans le chapitre VII du Procès, se décide à examiner toute sa vie, tout son passé « jusque dans ses moindres détails ». La machine de l'autoculpabilisation s'est mise en branle. L'accusé cherche sa faute. (…)
L'histoire de l'ingénieur praguois a le caractère d'une histoire drôle, d'une blague ; elle provoque le rire.
Deux messieurs tout à fait quelconques (non pas des « inspecteurs » comme nous le fait croire la traduction française), surprennent un matin Joseph K. dans son lit, lui déclarent qu'il est arrêté et mangent son petit déjeuner. K., fonctionnaire bien discipliné, au lieu de les chasser de l'appartement, se défend longuement devant eux, en chemise de nuit. Quand Kafka a lu a ses amis le premier chapitre du Procès, tout le monde a ri, y compris l'auteur : le comique est inséparable de l'essence même du kafkaïen.
Mais c'est un piètre soulagement, pour l'ingénieur, de savoir que son histoire est comique. Il se trouve enfermé dans la blague de sa propre vie comme un poisson dans un aquarium ; il ne trouve pas ça drôle. En effet, une blague n'est drôle que pour ceux qui sont devant l'aquarium ; le kafkaïen, par contre nous emmène à l'intérieur, dans les entrailles d'une blague, dans l'horrible du comique.
Dans le monde du kafkaïen, le comique ne représente pas un contrepoint du tragique (le tragicomique) comme c'est le cas chez Shakespeare ; il n'est pas là pour rendre le tragique plus supportable grâce à la légèreté du ton ; il n'accompagne pas le tragique, non, il le détruit dans l'œuf en privant les victimes de la seule consolation qu'elles puissent encore espérer : celle qui se trouve dans la grandeur (vraie ou supposée) de la tragédie. L'ingénieur a perdu sa patrie et tout l'auditoire rit.

3
Il y a des périodes dans l'histoire moderne où la vie ressemble aux romans de Kafka. (…)Il y a des tendances dans l'histoire moderne qui produisent du kafkaïen dans la grande dimension sociale : la concentration progressive du pouvoir tendant à se diviniser ; la bureaucratisation de l'activité sociale qui transforme toutes les institutions en labyrinthes à perte de vue ; la dépersonnalisation de l'individu qui en résulte.
(…) Car la société dite démocratique connaît elle aussi le processus qui dépersonnalise et qui bureaucratise ; toute la planète est devenue la scène de ce processus. Les romans de Kafka en sont une hyperbole onirique et imaginaire ; l'Etat totalitaire en est une hyperbole prosaïque et matérielle.

4 (exemple d'une Praguoise communiste, inculpée et sommée de faire son autocritique ; elle refuse d'entrer dans cette démarche et par là échappe à la condamnation prévue, la mort, car elle n'aurait pas donné le spectacle attendu au procès final. Elle n'aura que quinze ans de prison. Cette même femme donne une éducation culpabilisante à son fils, paradoxalement)

5
La fameuse lettre que Kafka a écrite et n'a jamais envoyée à son père démontre bien que c'est de la famille, du rapport entre l'enfant et le pouvoir déifié des parents, que Kafka a tiré sa connaissance de la technique de culpabilisation qui est devenue un des grands thèmes de ses romans. (…)
La société totalitaire, surtout dans ses versions extrêmes, tend à abolir la frontière entre le public et le privé ; le pouvoir, qui devient de plus en plus opaque, exige de la vie des citoyens qu'elle soit de plus en plus transparente. Cet idéal de vie sans secret correspond à celui d'une famille exemplaire : un citoyen n'a pas le droit de dissimuler quoi que ce soit devant le Parti ou l'Etat, de même qu'un enfant n'a pas droit au secret face à son père ou à sa mère. Les sociétés totalitaires, dans leur propagande, affichent un sourire idyllique : elles veulent paraître comme « une seule grande famille ». (…)
C'est par le viol de l'intimité que commence aussi l'histoire de Joseph K. : deux messieurs inconnus viennent l'arrêter dans son lit. De ce jour, il ne se sentira plus seul : le tribunal le suivra, l'observera, lui parlera ; sa vie privée disparaîtra peu à peu, avalée qu'elle sera par l'organisation mystérieuse qui le traque.(…)

6
En parlant des pratiques microsociales qui produisent le kafkaïen, j'ai pensé non seulement à la famille, mais aussi à l'organisation où Kafka a passé toute sa vie adulte : le bureau. (…)
Dans le monde bureaucratique du fonctionnaire, primo, il n'y a pas d'initiative, d'invention, de liberté d'action ; il y a seulement des ordres et des règles : c'est le monde de l'obéissance.
Secundo, le fonctionnaire effectue une petite partie de la grande action administrative dont le but et l'horizon lui échappent ; c'est le monde où les gestes sont devenus mécaniques et où les gens ne connaissent pas le sens de ce qu'ils font.
Tertio, le fonctionnaire n'a affaire qu'à des anonymes ou à des dossiers ; c'est le monde de l'abstrait. (…)
Dans une lettre à Milena, Kafka écrit : « le bureau n'est pas une institution stupide ; il relèverait plutôt du fantastique que du stupide. » La phrase recèle un des plus grands secrets de Kafka.(…)
Mais que veut dire : le bureau relève du fantastique ?
L'ingénieur praguois saurait le comprendre : une erreur dans son dossier l'a projeté à Londres ; ainsi il a erré à Prague, véritable fantôme, à la recherche du corps perdu, tandis que les bureaux qu'il visitait lui apparaissaient comme un labyrinthe à perte de vue provenu d'une mythologie inconnue.
Grâce au fantastique qu'il a su apercevoir dans le monde bureaucratique, Kafka a réussi (…) a transformer une matière profondément antipoétique, celle de la société bureaucratisée à l'extrême, en grande poésie de roman. (…)
Après avoir élargi le décor des bureaux aux dimensions gigantesques d'un univers, Kafka est parvenu, sans pouvoir s'en douter, à l'image qui nous fascine par sa ressemblance avec la société qu'il n'a jamais connue et qui est celle des Praguois d'aujourd'hui.
En fait, un Etat totalitaire n'est qu'une immense administration : étant donné que tout le travail est étatisé, les gens de tous métiers sont devenus des employés. Un ouvrier n'est plus ouvrier, un juge n'est plus juge, un commerçant n'est plus commerçant, un curé n'est plus curé, ils sont tous fonctionnaires de l'Etat. « j'appartiens au tribunal » dit le prêtre à Joseph K. dans la cathédrale. Les avocats aussi, chez Kafka, sont au service du tribunal. Un Praguois d'aujourd'hui ne s'en étonne pas. (…)

7
Les poètes n'inventent pas les poèmes
Le poème est quelque part là-derrière
Depuis très très longtemps il est là
Le poète ne fait que le découvrir.
Jan Skacel
Ecrire signifie donc pour le poète briser une cloison derrière laquelle quelque chose d'immuable (« le poème ») est caché dans l'ombre. (…)
Si le « poème » est déjà là, il serait illogique d'accorder au poète la capacité de prévision ; non, il « ne fait que découvrir » une possibilité humaine (ce « poème » qui est là « depuis très très longtemps ») que l'Histoire à son tour découvrira un jour. Kafka n'a pas prophétisé. Il a seulement vu ce qui était « là-derrière ». (…)
Le regard hypnotique du pouvoir, la recherche désespérée de sa propre faute, l'exclusion et l'angoisse d'être exclu, la condamnation au conformisme, le caractère fantomatique du réel et la réalité magique du dossier, le viol perpétuel de la vie intime, etc., toutes ces expérimentations que l'Histoire a effectuées avec l'homme dans ses immenses éprouvettes, Kafka les a effectuées quelques années plus tôt dans ses romans.(…)
L'énorme portée sociale, politique, « prophétique » des romans de Kafka réside justement dans leur « non-engagement », c'est-à-dire dans leur autonomie totale à l'égard de tous programmes politiques, concepts idéologiques, prognoses futurologiques. (…) Franz Kafka a dit sur notre condition humaine (telle qu'elle se révèle dans notre siècle) ce qu'aucune réflexion sociologique ou politologique ne pourra nous dire.






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