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Fiche Télédoc : Un Roi sans divertissement


Par Anonyme | Mis en ligne le 14-01-2005

Cette fiche pédagogique de Télédoc, qui n'est plus archivée sur le site du CNDP, est publiée avec l'accord de celui-ci à l'occasion de la sortie du film en DVD. Merci à Loïc Joffredo et Estelle Soler.

Le film

Au milieu du XIXe siècle, dans une campagne entièrement recouverte de neige, une jeune fille a mystérieusement disparu. Le procureur envoie enquêter un jeune capitaine de gendarmerie, Langlois. Au village, Langlois s'installe chez la séduisante aubergiste Clara et part à la recherche du meurtrier. Il ne le découvrira qu'après une battue au loup, lorsqu'il aura compris les motivations de l'assassin : l'ennui et le théâtre du sang. « J'ai découvert l'assassin quand je me suis découvert moi-même », prononce Langlois peu de temps avant de se suicider pour échapper aux pulsions meurtrières qui l'assaillent à son tour. On retrouve ici le thème principal du livre Un roi sans divertissement, tel que Jean Giono le définit lui-même lors d'un entretien avec Jean et Taos Amrouche : « C'est tout simplement le drame du justicier qui porte en lui-même les turpitudes qu'il entend punir chez les autres. Il ne se livre à aucune turpitude, et au moment même où il sent qu'il est capable de s'y livrer, il se tue ! »

Genèse et réception d'un « autre roi »

Les œuvres de Giono ont régulièrement été adaptées au cinéma, et ce depuis les premiers succès, dans les années trente. Avec Un roi sans divertissement, Giono, grand amateur de cinéma, se confronte à l'adaptation d'un de ses propres romans et après un lent travail de genèse écrit lui-même le scénario du film qu'il remet au réalisateur qu'il a choisi : François Leterrier. Ces notes, brouillons, ébauches et rédactions diverses du scénario ont été regroupées par Jacques Mény. Les difficultés, les lenteurs éprouvées par Giono lors de l'adaptation de son roman à l'écran contrastent avec l'extrême facilité et rapidité de l'écriture du roman. C'est que le scénario est plus une autre œuvre originale qu'une adaptation pour l'écran. Giono le dit lui-même : « Mon film est tout autre chose que le livre. » Giono opère de nombreux déplacements, simplifications, condensations, interversions, etc. Il transforme la composition de l'œuvre : au livre tripartite il substitue un film qui correspond pour l'essentiel à la première partie de la « chronique » : l'enquête policière. La battue au loup, qui occupait tout le centre du roman, est déplacée : elle n'est plus un divertissement pour un Langlois déjà « contaminé » par le goût du sang sur la neige, mais un subterfuge pour amener l'assassin à se divertir et à se démasquer, ce qu'il ne manque pas de faire. Cette simplification atteint également la narration : les références au XXe siècle disparaissent, de même qu'un certain nombre de personnages qu'on pensait pourtant essentiels : Frédéric II, Mme Tim, Delphine même et Saucisse que Giono synthétise en Clara. D'ailleurs, l'action qui courait sur plusieurs années ne dure plus que quelques jours. Le lieu même est modifié : aux montagnes du Trièves, Giono substitue le plateau de l'Aubrac, mais la problématique reste la même : ce qui dans le roman bouchait l'horizon et enfermait dans l'ennui devient platitude et monotonie du paysage. Unité de temps, unité de lieu, unité de personnage : d'une œuvre baroque, Giono fait une épure tragique. Bref, il s'agit d'un « autre roi », pour reprendre le titre d'un article de Jacques Mény.

Ce faisant, Giono explique et clarifie les thèmes principaux de son livre : l'ennui et le divertissement. C'est en partie le rôle du procureur qui devient central dans le film et dont les sentences éclairent aussi bien Langlois que le spectateur :
– À Langlois qui prétend « Si c'était ma nature, je me ferais sauter le caisson ! », il répond : « C'est certainement la vôtre ! […] Nous sommes tous capables de crimes comme celui-là. Cet assassin n'est pas un monstre, c'est quelqu'un comme vous et moi… »
– Il demande à Clara sa conception de l'amour, « théâtre du pauvre », pour définir un théâtre de la cruauté : « Le théâtre du pauvre… Et bien, trouvez-en un qui ne s'en contente pas, et vous aurez le théâtre du riche, ou plus exactement, puisqu'il s'agit d'âmes, le théâtre du roi… le sang. »
– Il explique aussi la notion de divertissement lorsque le meurtrier parle pendant la mise à mort du loup : « Il ne pouvait pas ne pas parler, ça fait partie de son divertissement. »
– Lorsque Langlois dit, là encore beaucoup plus explicite que dans le roman : « J'ai découvert l'assassin quand je me suis découvert moi-même », il propose une réflexion sur la nature humaine : « Il s'est reconnu dans l'assassin… Et après ? Moi aussi, je me suis reconnu dans l'assassin, toi aussi, tu t'es reconnue dans l'assassin… tout le monde se reconnaît dans l'assassin ! »
Cette réflexion sur l'ennui et le divertissement, inspirée de la célèbre maxime de Pascal seront également traités de manière proprement cinématographique dans le film par le travail sur la couleur.
La réalisation du film rencontrera quelques difficultés : les acteurs ne sont pas ceux auxquels Giono avait pensé initialement : pour Langlois, il avait d'abord pensé à Pierre Fresnay puis Laurent Terzieff, et pour le procureur Michel Simon. De même, il avait d'abord désiré que la chanson du générique soit écrite par Georges Brassens. Finalement, le film sera un échec : soit qu'il n'ait pas compris le travail sur la couleur, soit qu'il ait été trop dérouté par cette adaptation-réécriture qui s'écarte souvent largement du texte initial, le public ne sera pas au rendez-vous.

Pistes à suivre

[Lettres, Tle]

Une esthétique de la couleur
Le travail sur la couleur dans Un roi sans divertissement.
Il s'agit d'un film en couleurs, et pourtant il est presque entièrement en noir et blanc. Blanc : la neige, omniprésente et qui contamine même le ciel, blafard. Noir : les personnages, les maisons, les arbres. Seule couleur du film, le rouge, qui n'apparaît qu'à des moments stratégiques : la cape du petit garçon qui accompagne le procureur, le point qui marque la localisation du hêtre sur le cadastre, les rideaux du procureur, le sang de l'oie sur la neige, la tache de grenadine sur la table de Clara, et le sang de Langlois sur la neige. Pour travailler avec une plus grande précision encore sur cette palette de couleurs très limitée, Giono a même été jusqu'à faire repeindre en gris les maisons et, pour éviter que les visages ne soient rougis par le froid, il a fait maquiller les acteurs d'une crème verdâtre pour les scènes d'extérieur.
Giono et la réflexion esthétique sur la couleur : « parlons en peintre ». Cette dramaturgie de la couleur est l'occasion pour Giono de mettre en pratique ses réflexions sur la couleur au cinéma : « Je crois que dès qu'on aura l'habitude des films en couleur, le film noir sera invisible comme maintenant le film muet. Seulement on va là vers des vulgarités extraordinaires. Il va y avoir un barbouillage effréné au lieu du jeu qu'on peut obtenir avec une nouvelle gamme du clavier. » Idée qu'il reformule en 1963, au moment même de la sortie d'Un roi sans divertissement : « C'est seulement dans ce cas, le cas où elle a un rôle dramatique à jouer, que la couleur au cinéma a sa raison d'être ; pour le reste, nous savons bien que l'herbe est verte et que le ciel est bleu, on a pas besoin de le répéter ; le noir qui nous éviterait cette répétition serait préférable. » On retrouve ici, mais sur un autre mode, le rôle essentiel joué par les couleurs dans le roman. Le rouge et le blanc se présentaient alors comme une réécriture cruelle du motif percevalien du sang sur la neige.

Le théâtre du sang : une réflexion philosophique sur la condition humaine, l'ennui et le divertissement par excellence selon Giono.
Pour reprendre l'analyse de Jacques Mény, « Giono procède par soustraction. Un roi sans divertissement est un homme privé de couleurs. Tout doit concourir à communiquer au spectateur, en le privant de couleurs vives, le vide qui appelle le rouge du sang. » C'est ainsi qu'il parvient à faire ressentir au spectateur le même désir de couleurs vives, de sang, que le meurtrier : si, pour reprendre le livre, « ce n'est pas un monstre, c'est un homme comme les autres », alors le spectateur doit pouvoir se reconnaître dans l'ennui de l'assassin, et désirer lui aussi, de manière très dérangeante d'ailleurs, le sang enfin versé sur la neige. Et c'est bien ce que le choix du cadre souligne : nous ne voyons qu'un instant le visage de l'assassin. Le temps de nous faire comprendre qu'il n'a « pas de signes particuliers », comme le dit Langlois au procureur qui lui répond : « Vous attendiez un monstre… Ça serait trop facile, il n'y aurait plus besoin de gendarmes. Nous sommes des monstres. En tout cas un milligramme de plus ou de moins, et nous devenons des monstres : front moyen, nez moyen, bouche moyenne… » Le temps aussi de croiser ce regard qui, dans le roman, contamine Langlois et nous contamine également puisque nous sommes en caméra subjective. Dans tous les autres plans du film, nous le découvrons de dos, ou par fragments : ses pieds, son ombre, son dos, ses mains. Nous ne le rencontrons véritablement jamais, et ce n'est pas très grave puisqu'il n'est qu'un homme parmi d'autres. On peut dès lors comprendre pourquoi la mise à mort du loup est filmée exactement comme celle du meurtrier : le corps de Langlois occulte à l'image totalement celui du roi qui s'ennuie, se divertit et, une fois ses deux balles dans le corps « ne s'ennuie plus ». Comment signifier de manière plus évidente qu'il se reconnaît en eux, peut se substituer à eux et que, à notre tour, nous sommes guettés par le goût du sang. D'une enquête policière nous sommes insensiblement passés, par le biais du travail sur la couleur, à une quête initiatrice. Initier Langlois au sang, et le spectateur à travers lui. Le film aussi, dont le trajet est peut-être de passer de l'écran blanc initial où se confondent la neige et les nuages à l'écran rouge sur lequel se clôt le film, après un très original fondu au rouge.

Une fable sur la création artistique
Cet écran blanc récurrent que traverse un personnage vêtu de noir, tel Langlois dans la séquence d'ouverture, devient une métaphore de l'écriture et plus largement de la création artistique. N'est-elle pas, selon Giono, un autre divertissement : « Si j'invente des personnages et si j'écris, c'est tout simplement parce que je suis aux prises avec la grande malédiction de l'univers, à laquelle personne ne fait jamais attention : c'est l'ennui. Au fond, pour moi, si on voulait une description de l'homme, l'homme est un animal avec une capacité d'ennui. » Le meurtrier se divertit en mettant du sang sur la neige, Giono se divertit en mettant de l'encre sur une page, et du rouge sur un écran. Cette métaphore, on la trouvait déjà dans le roman, à propos du cochon saigné après la tentative de meurtre sur Ravanel, passage suffisamment important pour être repris dans le scénario :
« On alla se rendre compte et là, on vit quelque chose d'assez malpropre. Un des cochons était couvert de sang. On n'avait pas essayé de l'égorger, ce qu'on aurait pu comprendre. On l'avait entaillé de partout, de plus de cent entailles qui avaient dû être faites avec un couteau tranchant comme un rasoir. La plupart de ces entailles n'étaient pas franches, mais en zigzag, serpentines, en courbes, en arcs de cercle, sur toute la peau, très profondes. On les voyait faites avec plaisir. Ça, alors, c'était incompréhensible ! Tellement incompréhensible, tellement écœurant (Ravanel frottait la bête avec de la neige, et, sur la peau un instant nettoyée, on voyait ce suintement du sang réapparaître et dessiner comme les lettres d'un langage barbare, inconnu), tellement menaçant et si directement menaçant que Bergues, d'ordinaire si calme et si philosophe, dit : « Sacré salaud, il faut que je l'attrape. » Et il alla chercher ses raquettes et son fusil. »
Cette métaphore, Giono la formule à nouveau à propos de son film : « Si j'ai choisi la page blanche de la neige, c'est pour pouvoir y inscrire la couleur que je veux au moment où il me paraîtra nécessaire de l'y inscrire. » Giono crée un suspense de la couleur en organisant l'attente du rouge qui viendra briser la monotonie des gris et des blancs, couleur de l'ennui démesurée par les paysages rectilignes du plateau d'Aubrac. »
Giono, assassin de ses personnages, écrivant son histoire en lettres de sang ? Voilà une idée qu'il exprimera avec beaucoup d'humour en prêtant sa propre voix au meurtrier qui parle toujours en voix off.

Pour en savoir plus

- GIONO Jean, Un roi sans divertissement, Gallimard éducation, 2003.
- Un roi sans divertissement, scénario (daté du 28 septembre 1962), in Oeuvres romanesques complètes, tome III, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1974.
- SACOTTE Mireille, Un roi sans divertissement de Jean Giono, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1995.
- MÉNY Jacques, « L'autre roi », in Jean Giono, Roman 20-50, 2003.
- « Un roi sans divertissement », in Jean Giono et le cinéma, Jean-Claude Simoen, 1978. Jacques Mény y reproduit un précieux article publié par Giono le 2 mars 1969 dans le Dauphiné libéré, intitulé « Un loup qui s'ennuie », qui résume le scénario.
- « Un roi sans divertissement, de l'écrit à l'écran », Bulletin de l'Association des Amis de Jean Giono, n° 37 et n° 38, 1992.

- Une présentation de Giono et de son œuvre sur le site de l'APDF (Association pour la diffusion de la pensée française):
http://adpf.deleg.oxymium.net/adpf-publi/folio/giono/
- Des études sur le roman et sur le film Un roi sans divertissement par notre collègue Jacques Julien, avec notamment une analyse très approfondie des thèmes de la neige et du sang dans le roman, ainsi qu'une interprétation des spécificités de l'adaptation cinématographique faite par Giono de son livre:
http://www.ac-versailles.fr/pedagogi/Lettres/Giono/giono.htm
- Des études sur le roman Un roi sans divertissement sur le site Magister:
http://www.site-magister.com/roi.htm

Estelle Soler, professeur de lettres modernes (Télédoc, CNDP)


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