Quand le corbillard vint, Eugène fit remonter
la bière, la décloua, et plaça
religieusement sur la poitrine du bonhomme une image qui se
rapportait à un temps où Delphine et
Anastasie étaient jeunes, vierges et pures, et ne
raisonnaient pas, comme il l’avait dit dans ses cris
d’agonisant. Rastignac et Christophe
accompagnèrent seuls, avec deux croque-morts, le
char qui menait le pauvre homme à Saint-Etienne du
Mont, église peu distante de la rue
Neuve-Sainte-Geneviève. Arrivé là, le
corps fut présenté à une petite
chapelle basse et sombre, autour de laquelle
l’étudiant chercha vainement les deux filles
du père Goriot ou leurs maris. Il fut seul avec
Christophe, qui se croyait obligé de rendre les
derniers devoirs à un homme qui lui avait fait
gagner quelques bons pourboires. En attendant les deux
prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau,
Rastignac serra la main de Christophe, sans pouvoir
prononcer une parole.
- Oui, monsieur Eugène, dit Christophe,
c’était un brave et honnête homme, qui
n’a jamais dit une parole plus haut que
l’autre, qui ne nuisait à personne et
n’a jamais fait de mal.
Les deux prêtres, l’enfant de chœur
et le bedeau vinrent et donnèrent tout ce
qu’on peut avoir pour soixante-dix francs dans une
époque où la religion n’est pas assez
riche pour prier gratis. Les gens du clergé
chantèrent un psaume, le Libera, le De profundis. Le
service dura vingt minutes. Il n’y avait qu’une
seule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de
chœur, qui consentirent à recevoir avec eux
Eugène et Christophe.
- Il n’y a point de suite, dit le prêtre,
nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, il
est cinq heures et demie.
Cependant, au moment où le corps fut
placé dans le corbillard, deux voitures
armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et
celle du baron de Nucingen, se présentèrent
et suivirent le convoi jusqu’au Père-Lachaise.
À six heures, le corps du père Goriot fut
descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient
les gens de ses filles, qui disparurent avec le
clergé aussitôt que fut dite la courte
prière due au bonhomme pour l’argent de
l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent
jeté quelques pelletées de terre sur la
bière pour la cacher, ils se relevèrent, et
l’un d’eux, s’adressant à
Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène
fouilla dans sa poche et n’y trouva rien, il fut
forcé d’emprunter vingt sous à
Christophe. Ce fait, si léger en lui-même,
détermina chez Rastignac un accès horrible de
tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule
agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y
ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette
larme arrachée par les saintes émotions
d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la
terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans
les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages, et,
le voyant ainsi, Christophe le quitta.
Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers
le haut du cimetière et vit Paris tortueusement
couché le long des deux rives de la Seine où
commençaient à briller les lumières.
Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre
la colonne de la place Vendôme et le dôme des
Invalides, là où vivait ce beau monde dans
lequel il avait voulu pénétrer. Il
lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui
semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots
grandioses : « À nous deux maintenant !
»
Balzac, Le Père Goriot, (1835)
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