Julien prenait haleine un instant à l'ombre de
ces grandes roches, et puis se remettait à monter.
Bientôt par un étroit sentier à peine
marqué et qui sert seulement aux gardiens des
chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et
bien sûr d'être séparé de tous
les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle
lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au
moral. L'air pur de ces montagnes élevées
communiqua la sérénité et même
la joie à son âme. Le maire de
Verrières était bien toujours, à ses
yeux, le représentant de tous les riches et de tous
les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la
haine qui venait de l'agiter, malgré la violence de
ses mouvements, n'avait rien de personnel. S'il eût
cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il
l'eût oublié, lui, son château, ses
chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l'ai
forcé, je ne sais comment, à faire le plus
grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par
an ! un instant auparavant je m'étais tiré du
plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour ;
la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner
le comment. Mais à demain les pénibles
recherches.
Julien, debout, sur son grand rocher, regardait le
ciel, embrasé par le soleil d'août. Les
cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher ;
quand elles se taisaient tout était silence autour
de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays.
Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus
de sa tête était aperçu par lui, de
temps à autre, décrivant en silence ses
cercles immenses. L'œil de Julien suivait
machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles
et puissants le frappaient, il enviait cette force, il
enviait cet isolement. C'était la destinée de
Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?
Stendhal, Le Rouge et le Noir, (1830), (I,10)
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